Au cœur de la bataille
Me voilà de retour chez moi avec un éditeur pour un prototype balbutiant. Il ne me reste plus qu’à en faire un bon jeu ! Pour cela il faut commencer par analyser objectivement les forces et les faiblesses du prototype.
Les testeurs sont de précieux atouts à ce moment-là, si l’on sait les écouter et exploiter leurs retours (verbalisés ou non. Les tours de tables qui suivent les parties mettent le doigt sur les défauts du jeu :
- Manque de choix, l’impression de subir le jeu plutôt que d’en être un acteur.
- Manque d’interaction entre les joueurs.
- Manque de fun.
Que des grands classiques ! Rien d’alarmant au final, simplement les signes annonciateurs d’un travail à mener en profondeur…
De cette analyse est née le triptyque suivant, qui remplace l’ancienne action unique (piocher une carte Brigand), des trois manières d’utiliser les cartes Brigands :
- Combattre les Brigands
- Défendre le Village
- Soutenir ses compagnons
Dans Samurai Spirit, l’adversité est matérialisée par les cartes Brigands. L’ensemble des possibilités de jeu doivent donc s’articuler autour de ces cartes (en effet, je ne tiens pas à ce que les tours de jeu s’allongent et/ou que le jeu nécessite deux fois plus de matériel). Les différentes actions possibles seront donc autant de façon d’utiliser les cartes :
- Placement sur la droite du plateau (face visible, combat)
- Placement sur la gauche du plateau (face visible, défense)
- Placement dans une pile spéciale (face cachée, soutien)
L’action de combat est l’action unique originale, et conserve bien sûr sa filiation avec le black jack. Les trois icônes de Défense (Fermiers, Fermes, Familles) font leur apparition sur le côté droit des cartes et de fait, sur la gauche des plateaux Samouraï. La Défense du Village et de ses occupants devient un élément crucial du jeu. L’action de soutien passe par plusieurs règles avant de se fixer sur une règle simple, solide et ouvrant la porte à des combinaisons riches.
Après quelques dizaines de parties pour façonner ces nouveaux éléments de jeu, le prototype commence à vraiment me plaire et, surtout, à plaire aux testeurs.
Samurai Seven devient Samurai Spirit
Le prototype a atteint cette fameuse étape (qui mériterait d’être dénommée d’ailleurs…) où il est satisfaisant, prenant, mais où il lui en manque encore un petit quelque chose pour être vraiment abouti.
À ce moment là, Samurai Spirit, c’est un jeu coopératif, qui se joue jusqu’à 7 joueurs tout en restant en dessous de l’heure. Le thème est chouette, les mécaniques sont intéressantes et il y’a désormais de vrais choix à effectuer à chaque tour ainsi que de l’interaction. Oui, mais voilà, il manque toujours le petit quelque chose. Petit mais sans aucun doute important. Du FUN ! En l’état, je suis content du prototype mais il lui manque une dose de fun. Un sacré problème… Un problème détecté en amont mais que les itérations successives du prototype n’ont pas su résoudre.
C’est suite à une discussion avec l’éditeur que la touche de fun manquante pointe son nez (comme quoi, les éditeurs peuvent être funs quand ils font un effort). À l’époque, je me débattais avec un point de règle retors : la mort d’un samouraï. Thématiquement, il était tout à fait cohérent que les samouraïs puissent mourir et même se sacrifier pour pousser le groupe vers la victoire. Mais cette voie menait vers deux problèmes. Le premier : si un joueur mourrait tôt dans la partie, il se retrouvait à regarder ses compagnons jouer sans lui. Le cas classique des jeux dit « à élimination ». Le jeu est court donc l’élimination est certes acceptable mais j’ai quand même du mal avec l’élimination prématurée des joueurs. Je trouve que cela plombe l’expérience ludique globale…
Le second : l’élimination d’un joueur augmente considérablement la difficulté de la partie, le jeu étant mathématiquement réglé par rapport au nombre de joueurs. Ce qui veut dire qu’il faut le prendre en compte et ajouter des règles et… stop ! Le signal d’alarme retenti ! Ajoutez des règles… À ce stade du prototype, je cherche plutôt à réduire le corpus de règles au minimum vital…
Ma décision est prise. Si un Samurai meurt la partie est perdue. Certes, ce n’est pas pleinement satisfaisant en terme de thème et d’histoire, mais c’est tellement plus efficace en terme de gameplay (la partie est perdue, point final) et surtout en terme d’expérience ludique (Ah, Roger-san va mourir, il faut absolument qu’on fasse quelque chose pour l’aider, sinon c’est la fin pour tout le monde). Je suis très attaché aux thèmes et aux histoires racontées dans mes jeux mais le gameplay doit passer au premier plan, toujours !
C’est lorsque j’exposais ce dilemme à l’éditeur qu’il proposa de laisser les samouraïs morts au combat continuer à jouer la partie, sous la forme de fantômes.
Je n’étais pas plus emballé que ça par l’idée : le coup du fantôme, c’est déjà vu et pas très excitant je trouve. En revanche, j’avais prévu de faire des plateaux Samouraï double-face, avec des variations de leurs capacités. Et si finalement, le deuxième côté des plateaux était utilisé dans la partie ? Si les Samouraïs plutôt que de mourir se transformaient pour devenir plus fort ?
En revanche, une fois transformés, il se retrouvent aux portes de la mort (et donc de la défaite collective) ! Un momentum excitant supplémentaire : les joueurs vont avoir envie de se transformer le plus rapidement possible pour bénéficier des meilleurs capacités mais en se transformant trop hâtivement, il risquent de plomber la partie. Eurekâ !
J’aime cette idée, possiblement la meilleure du jeu en fait, et elle pointe le bout de son nez vers la fin du développement. C’est souvent comme ça avec ces satanées bonnes idées. Mais bon, ne lui en voulons pas, elle s’est pointée et c’est l’important. Elle vient apporter le fun dont le jeu manquait alors tout en validant confortablement le fait que la mort d’un seul Samouraï entraîne la défaite. Elle permet bien sûr d’utiliser les deux côtés des plateaux de Samouraï et ce d’une manière plus intéressante – en tout cas plus originale – que dans Ghost Stories ou 7 Wonders.